Guillaume Paoli, "Eloge de la démotivation"

Posted By: TimMa

Guillaume Paoli, "Eloge de la démotivation"
Publisher: Lignes | 2008 | ISBN: 2355260079 | French | EPUB/MOBI/AZW3/PDF | 189/116 pages | 0.2/0.2/0.3/0.6 Mb

Au moment même ou le capital global semble être venu à bout de tous les obstacles extérieurs qui l'entravaient encore, c'est un facteur interne qui vient le menacer : la désaffection grandissante des ressources humaines, sans lesquelles celui-ci n'est rien. C'est le ventre mou du colosse. Contrairement à ce que croyait Marx, il se pourrait finalement que la limite de World Trade Inc. ne soit pas objective, mais subjective, à savoir : la baisse tendancielle du taux de motivation. […] Si le développement capitaliste a pour condition primordiale la motivation de ses agents, il est logique de déduire que, pour les adversaires et les victimes de ce développement, la démotivation est une étape nécessaire.
Pourquoi fait-on quelque chose plutôt que rien ?
Marchés obligatoires
L'entreprise veut VOTRE bien (ne le lui donnez pas)
La drogue travail
Les métamorphoses du fétiche
Annulation de projet


POURQUOI FAIT-ON QUELQUE CHOSE PLUTÔT QUE RIEN ?

«Motivés, motivés
Il faut se motiver»
(rengaine néotrotskiste)

Pour faire avancer un âne, il n'est pas de moyen plus éprouvé que l'usage proverbial de la carotte et du bâton. C'est du moins ce que conte la légende. Ayant moi-même connu un certain nombre de meneurs d'ânes, je n'en ai jamais vu aucun avoir recours à ce procédé. Mais qu'importe le caractère avéré de la chose, il s'agit là d'une métaphore qui, comme beaucoup d'expressions imagées forgées par le génie populaire, recèle et condense des phénomènes bien plus complexes qu'il n'y paraît au prime abord. Notons tout d'abord qu'il est bien question de la carotte et du bâton, et non pas de l'une ou de l'autre. Il ne s'agit pas d'une alternative, mais d'un rapport dialectique entre les deux termes. Pas de carotte sans bâton et vice versa. Le bâton seul, la contrainte physique, ne suffit pas à provoquer une avancée continue et décidée de l'animal. L'âne battu s'ébroue, il fait bien quelques mètres à contrecoeur, mais cesse de marcher à la première occasion. Pour parler la langue des managers : l'effet des coups de bâton n'est pas performant. En fait, leur véritable effectivité est indirecte, comme menace permanente susceptible d'être mise à exécution au moindre relâchement de l'effort. Il suffit que l'âne sache qu'il peut éventuellement être bastonné, soit qu'il en ait lui-même le souvenir cuisant, soit qu'il en ait l'exemple autour de lui. Il se mettra alors en mouvement, non pas pour parvenir à un but, mais dans un souci tactique d'évitement de la douleur. Les spécialistes parlent à ce propos d'une «motivation secondaire négative». Dans l'hypothèse optimale, il ne sera jamais même nécessaire de battre l'animal, celui-ci ayant parfaitement intériorisé la menace. Son «bâton intérieur», il l'éprouvera même comme un progrès de la condition asine, il se dira : «Nous n'avons pas à nous plaindre, autrefois nos semblables étaient cruellement battus, aujourd'hui, la vie est plus douce pour nous». Le philosophe Norbert Elias nommait cette disposition mentale le processus de civilisation des moeurs. Et cependant, tout pédagogue le sait bien, la crainte du châtiment doit être couplée à l'espoir d'une récompense. La contrainte sans la séduction, ça ne fonctionne pas longtemps. On n'agit jamais vraiment dans le seul but d'éviter quelque chose, mais pour obtenir une gratification.
C'est ici qu'intervient la carotte, que l'on agite, accrochée à une perche, devant les naseaux de l'animal. Si les phénomènes psychologiques entrant en jeu sur le versant «bâton» du dispositif sont relativement grossiers, ceux qui interviennent du côté «carotte» sont beaucoup plus complexes. Pour commencer, non seulement l'âne doit voir la carotte, mais il ne doit voir qu'elle; il faut donc faire en sorte que tout autre objet de convoitise disparaisse de sa vue. C'est à cet effet que sont utilisés, depuis des temps immémoriaux, ces judicieux accessoires que l'on nomme les oeillères.


Le capitalisme ressemble au sparadrap du capitaine Haddock : personne n'en veut, mais on a beau s'agiter, on ne parvient pas à s'en débarrasser. Guillaume Paoli tente un renversement conceptuel : la solution n'est pas de s'agiter, mais au contraire de rester immobile. Plus question de dessiner un autre monde, meilleur sûrement, mais auquel personne ne croirait ; à la place, un appel à se retirer discrètement du monde présent, une exhortation à «tirer le frein», à se «démotiver», et tant pis pour «motivés, motivés, il faut rester motivés», nouvelle «rengaine néotrotskiste» à laquelle il prend un plaisir visible à faire un sort…
Relisant La Boétie, Paoli croit au contraire que notre obéissance au marché est «une servitude volontaire». «Un libéral récusera l'existence de la servitude en régime démocratique, et un gauchiste niera que celle-ci soit volontaire», admet-il, mais, «nier l'existence de la servitude volontaire, c'est nier que la liberté soit possible». (Eric Aeschimann - Libération du 10 avril 2008 )


Guillaume Paoli est philosophe au théâtre de Leipzig. Inspirateur et membre actif du mouvement berlinois des «Chômeurs heureux», il est l'auteur du Manifeste des chômeurs heureux (Éditions du Chien Rouge, 2007).