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François Taillandier, "La croix et le croissant"

Posted By: TimMa
François Taillandier, "La croix et le croissant"

François Taillandier, "La croix et le croissant"
Stock | 2014 | ISBN: 2234064449 | French | EPUB | 132 pages | 1.2 MB

639 de l’ère chrétienne. L’empereur Héraclius regagne Constantinople, malade, ayant dû abandonner la Terre sainte aux irrésistibles cavaliers du désert qui combattent au nom d’Allah. Au même moment, Dagobert 1er, maître des royaumes francs, se fait transporter à Saint-Denis, près de Paris, où il souhaite mourir. La même année encore, le calife Omar, deuxième successeur de Mahomet, contemple avec allégresse sa conquête : Jérusalem, où il est entré l’année précédente.
Dagobert n’aura rien su de son contemporain Mahomet. Pourtant, moins d’un siècle plus tard, le duc Charles, dit « Martel », devra affronter les combattants arabes en Provence et dans le Poitou. Personne n’aurait pu prévoir la fulgurante expansion de l’islam, qui allait ensuite créer une civilisation originale sur les bords de la vieille mer romaine.
Ces personnages, souvent stylisés ou mythifi és par l’historiographie ou la légende, revivent ici tels qu’ils furent : des hommes de chair et de sang, en proie à des rêves, à des ambitions, à des passions, à des doutes, à des peurs, jetés dans des événements dont ils peinent souvent à comprendre les enjeux.

Dans le prolongement de L’Écriture du monde (Stock, 2013), ce tableau romanesque explore de façon vivante et incarnée des « âges obscurs » dont la trace marque encore le monde d’aujourd’hui.
Constantinople, 638 ap. J.-C.

Lorsque l'empereur Héraclius revint de guerre, non seulement c'était un vaincu, ses légions déshonorées, de vastes provinces depuis toujours romaines abandonnées à l'ennemi, mais en outre c'était un agonisant, il ne pouvait plus se traîner, il était tout gonflé de partout, le visage était boursouflé, les bras gros comme des jambes. Le ventre, surtout, était affreux à voir pour ses médecins et pour ceux qui l'habillaient : c'était une énorme besace blême, veinée de bleu, une cosmographie sanguinolente de furoncles, qui semblait près d'éclater. On incisait parfois, aux gémissements du monarque ; on en tirait un ou deux setiers d'humeurs malodorantes et de chyle, mais l'hydropisie se reformait, la hernie menaçait. L'empereur respirait mal. Il se plaignait de sentir son coeur battre comme s'il allait lui sortir de la poitrine, et cela lui faisait peur.
Où était-il, l'impétueux guerrier qui vingt-huit ans plus tôt, à l'appel du peuple et des grands, avait surgi dans la Corne d'Or à la proue de sa galère, pour jeter bas le tyran Phocas ? Où était le sauveur de l'Empire, le vainqueur des Avars et des Perses, l'exaltateur de la Vraie Croix dans Jérusalem délivrée ?
Il n'en subsistait que ce grabataire difforme, traîné sur sa litière comme sur une claie, et qui, de plus, perdait la tête. Lui qui avait jadis conduit toute une flotte de Carthage au port d'Eleuthère, glapit de terreur quand il fallut traverser le Bosphore pour regagner sa capitale et son palais. On dut aménager entre Galata et le quai de Perama un pont de bateaux que l'on recouvrit de planches, de branchages et de terre tassée, afin qu'il se crût sur un sol ferme ; il renonça même à demander par quel prodige soudain il n'y avait plus de détroit à franchir.
Une double haie de soldats tenait les curieux à distance, tout au long des avenues menant au forum de Constantin, à l'hippodrome et à la porte du Palais sacré. Il huma des odeurs connues et multiples de bêtes et de gens, de nourritures et de crottins, les odeurs de cette ville qui lui répugnaient comme une digestion à ciel ouvert ; il entendit le brouhaha en plein air d'une foule cosmopolite et perpétuellement excitée, dont il s'était toujours méfié ; puis il sentit se refermer sur lui le silence non moins menaçant de l'immense édifice, dont il entrevit avec horreur défiler les cours et les portiques. Cent fois il avait considéré cet endroit comme sa prison ; c'était maintenant un mausolée, dans lequel on allait l'emmurer vivant.
Il rêvait douloureusement que le temps inversât sa course. Il aurait voulu comme autrefois chevaucher et chasser à l'aigle sur les plateaux de sa terre natale, près du mont Ararat. Il aurait voulu se promener sur le port de Carthage et boire du vin dans le crépuscule, parmi les boutiquiers et les pêcheurs, en écoutant les sistres de quelque danse voisine. Il aurait voulu en somme retrouver les paradis perdus de son enfance et de sa jeunesse ; il n'était plus que la proie du tombeau impérial. L'image du Minotaure, qui avait déjà hanté son insomnie en d'autres temps, lui revenait ; il était le Minotaure prisonnier, un monstre qui fait peur, alors que c'est lui-même qui hurle, fou de terreur et de solitude.
Ce qu'ignorait l'agonisant, qui n'en avait d'ailleurs plus rien à faire, c'est que Constantinople était consternée, car, nonobstant les reproches qu'on ne s'était pas privé de lui adresser en divers moments, Héraclius avait quand même été un bon empereur, qui s'était usé à la tâche durant toutes ces années. La faveur publique est impitoyable et versatile. Le remords la tenaillait à présent d'avoir si mal traité cet homme ; on se prenait à l'aimer ; bien tard, bien tard.

Quel souffle ! Quelle puissance narrative ! Le lecteur se retrouve emporté - comme il l'avait été par L'Écriture du monde (lire La Croix du 23 mai 2013) - par ce deuxième tome de l'ambitieux récit, inventé par François Tallandier pour raconter les siècles obscurs qui s'étendent de la fin de l'Empire romain (475 ap. J.-C.) au début des nations européennes (XIe siècle). Tandis que dans L'Écriture du monde, on suivait les destinées de l'intellectuel romain Cassiodore et de la princesse bavaroise Théolinda, l'auteur nous fait vivre, cette fois, le grand tournant des VIIe -VIIIe siècles à travers cinq personnages réels…
«Nul ne peut dire à coup sûr ce que pensaient ou ressentaient Héraclius ou Omar, Dagobert, Frédégaire ou Karl Martel», indique l'auteur à la fin de ce roman magnifique, lyrique parfois. D'ailleurs, la confidence était étrangère à l'esprit des chroniques du temps. Mais les sentiments humains les plus fondamentaux - le désir et la peur, l'impatience et le regret - restent universellement les mêmes…
En s'inspirant des chroniques de Frédégaire, François Taillandier pose finalement la question du sens de l'histoire. (Claire Lesegretain - La Croix du 16 avril 2014)

François Taillandier serait-il l'antidote aux faussaires qui arnaquent le ­lecteur de leur insignifiance ? L'idée peut faire sourire, elle s'impose pourtant à la lecture du deuxième volet d'une trilogie entamée l'an passé sur les cinq siècles qui virent s'esquisser de façon violente souvent, énigmatique parfois, les contours de ce qui reste encore notre Europe. L'Ecriture du monde se refermait en l'an 630, dans le fracas des armées du prophète Mahomet. La Croix et le ­Croissant * se déploie huit ans plus tard en quatre lieux. A Lutèce, dans son palais de la cité, Dagobert agonisant prend congé du regnum Francorum qu'il gouverne en maître absolu. A l'abbaye de Saint-Martin de Wandre, sur les rives de la Meuse, le moine Frédégaire mesure la puissance du livre. A Constantinople, l'empereur Héraclius apprend la prise de Jérusalem, conquise sans effusion de sang, par les forces d'Omar Ibn al-Khattab, disciple de Mahomet. (Elisabeth Barillé - Le Figaro du 17 avril 2014)

Comment se connaître, comment connaître le présent ? Il y a tant de masques à retirer au moment de se regarder en face. François Taillandier, dans le cycle de romans historiques ouvert avec L'Ecriture du monde (Stock, 2013), dont La Croix et le Croissant est le deuxième tome, nous projette dans un passé non seulement lointain, mais largement inconnu, et réussit à faire de l'exercice une sidérante méditation sur ce que nous sommes. (Florent Georgesco - Le Monde du 17 avril 2014)

Dans la suite de sa fresque historique, François Taillandier ressuscite Héraclius, Mahomet, Dagobert… Eblouissant…
François Taillandier a trouvé la martingale : mettre en scène une poignée de personnages, plonger dans leurs consciences, faire corps avec leurs doutes et leurs convictions, leurs joies et leurs peines. On pense aux Mémoires d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar, en dévorant ce roman dense, nerveux et mélancolique. Cette période de chaos et de mue renvoie inéluctablement à notre actualité. (Emmanuel Hecht - L'Express, juin 2014)